Des banlieues françaises à l’Inde, entretien avec Epices’Centre, lauréat du PIEED 2014
En 2014, cinq étudiantes partaient interroger des associations travaillant en banlieue parisienne pour relever les problèmes qu’elles rencontraient : communautarisme, manque de mobilisation des habitants… Une réflexion sur la mobilisation sociale est née de ces rencontres, qui les a amenées jusqu’en Inde, au sein d’une association œuvrant depuis plusieurs années sur ces thématiques, dans un pays encore marqué par les différences de castes. Un an plus tard, elles produisent un documentaire illustrant l’action de cette association indienne et une bande dessinée, toujours en construction. Retour sur le projet Epices’Centre avec Salomé, l’une des cinq étudiantes de l’association Ja-Viz-Ta.
Pourquoi partir en Inde pour « aider » les banlieues françaises ?
On est parties du constat qu’on voulait apporter notre aide, mais aussi partir d’une problématique existante. On est donc allées rencontrer les associations de banlieue en leur demandant : « Est-ce que vous rencontrez au quotidien des problématiques auxquelles vous aimeriez trouver des réponses ? ». Elles travaillaient avec des populations très diversifiées mais qui souffraient des mêmes problématiques : des personnes qui gagneraient à travailler ensemble, mais qui avaient du mal à se mobiliser. C’est grâce à ce diagnostic de terrain que nous avons pu définir notre problématique : la mobilisation citoyenne.
De notre côté, il y avait Pauline, une des membres du groupe, qui par son expérience en Inde connaissait bien une association travaillant sur ces thématiques de mobilisation. Ce qui nous a frappées c’est qu’en Inde, où il y a pourtant une persistance du système des castes, ça avait l’air de fonctionner ! Lors de notre étude de terrain en banlieues, nous avons progressivement été surprises de constater certains parallèles : communautarisme, sentiment d’infériorisation, fatalisme. Pourquoi ne pas alors s’inspirer de cette expérience indienne très positive dans nos banlieues françaises ? L’idée s’est alors concrétisée d’aller en Inde, de voir sur place et de comprendre les outils qui sont utilisés pour les adapter aux problématiques françaises et créer une « boite à outil » de la mobilisation sociale.
Est-ce que tu pourrais me parler davantage des outils de mobilisation que vous avez découverts en Inde ?
La méthodologie créée par l’association indienne VCDA (Village Community Development Association) est une méthodologie de conscientisation.
Par un ensemble d’outils, les animateurs de l’association amènent les populations opprimées du monde rural indien à prendre du recul sur les idées qu’elles se font de la société (leur appartenance à une caste, les rapports de pouvoir, l’égalité homme-femme…). Prenons le cas des intouchables : pourquoi cette caste existe dans la société indienne, qu’est-ce qui pourrait justifier cette différence de statut ? L’objectif est de déconstruire leur environnement en mettant les gens face à leurs incohérences pour qu’ils essaient par eux-mêmes de trouver des réponses et de changer petit à petit leur façon de voir les choses. On cherche ensuite à réunir les gens pour qu’ils discutent ensemble et essayer de faire émerger une prise de conscience collective.
La méthodologie que nous avons découverte en Inde est donc une méthode en 2 temps : une prise de conscience individuelle, puis collective au sein d’un groupe plus large. Ces deux temps sont absolument nécessaires et complémentaires pour espérer créer un vrai mouvement de mobilisation.
A notre retour en France, on s’est fixées comme exercice de poser sur le papier ce qu’on avait compris de ces outils, et ce que cette expérience nous avait apporté à titre personnel. Après avoir fait ça individuellement, on a tout mis en commun, et on en a fait une synthèse qu’on va réutiliser lors des tables rondes avec les acteurs de terrain pour pouvoir partager ça avec eux. Le but est de retrouver les gens qu’on a vu pendant le diagnostic et d’avoir une discussion en leur demandant « Trouvez-vous dans cette “boite à outils” des choses pertinentes ? Pensez-vous pouvoir en réutiliser certains dans votre travail quotidien ? ».
Solidarité locale et solidarité internationale, c’est complémentaire, opposé, indissociable… ?
Je connais beaucoup de gens, dont je faisais d’ailleurs partie, qui veulent travailler dans l’humanitaire, dans la solidarité et qui pensent directement à l’aspect « international ». En tant qu’Européens on se dit souvent qu’on a envie de travailler à l’étranger sans se poser la grande question qui est : quelle légitimité on a de travailler dans un autre pays ? Si on ne connaît même pas ce qui se fait sur notre propre territoire, quelle plus-value est-ce qu’on voudrait apporter ailleurs ?
Donc pour moi solidarité locale et solidarité internationale sont très liées, dans le sens où travailler à l’international c’est bien, mais il faut quand même avoir un certain bagage grâce à une connaissance de ce qui se fait chez nous, de la manière dont ça fonctionne, des problématiques locales avant d’avoir la prétention d’apporter son savoir ailleurs.
Et parallèlement, on ne peut pas se contenter de travailler chez nous avec notre connaissance du local sans essayer de connaitre et de s’inspirer de ce qui se fait ailleurs. Donc pour moi ça fonctionne vraiment dans les deux sens : connaître son territoire mais avoir aussi la perspective de ce qui se fait ailleurs.
En quelques mots, pour toi l’ECSI[1], c’est quoi ?
C’est pousser à la curiosité d’autre chose, montrer, apporter des outils aux gens, leur apporter des opportunités. L’aspect descendant que contient le mot « éducation » ne me convient pas, au contraire, l’ECSI c’est l’ouverture, avoir la curiosité de voir ce qui se fait ailleurs, essayer de comprendre et aussi s’inspirer. Parce que le tout ce n’est pas de voir qu’il se passe autre chose ailleurs, mais de comprendre comment ça marche, pourquoi ça marche, et tous les enjeux qu’il y a derrière. En bref, avoir un point de vue sur l’international pour mieux comprendre ce qu’il se passe autour de soi.
Si tu avais des conseils à donner à des étudiants qui veulent se lancer dans un projet de solidarité, ce serait quoi ?
Peut-être ne pas penser directement « je veux partir travailler à l’international », mais plutôt partir avec une vraie démarche : je veux répondre à un problème, à un enjeu, avoir la démarche d’apporter une réponse. Parce que sinon l’objectif n’est plus le même. Partir pour partir ça n’a pas de sens. Partir avec quelque chose et pour rapporter autre chose est, selon moi, plus légitime et constructif.
D’autre part, faut être conscient du travail que ça peut représenter : quand on se lance dans un projet, quand on est subventionné pour le mener à bien, il faut le mettre en place et réaliser que ça va prendre du temps et de l’énergie. On n’est pas des experts, mais c’est aussi ça qui est intéressant : avoir un peu de curiosité sur autre chose est un bon début.
De notre côté, il y a vraiment eu un « avant » et un « après » projet : la différence entre le moment où on a pris l’avion au départ pour l’Inde, où on ne savait pas comment ça allait se passer, et avec le dernier jour où on a fait un repas avec tous les gens qu’on avait connus dans l’association. On était tous là, on a chanté, on a dansé, et malgré tous les moments difficiles qu’on a pu vivre, on s’est vraiment retrouvés à la fin, avant de quitter l’Inde. C’était très très dur et en même temps c’était beau de voir tout ce qu’on avait vécu ensemble, tout le positif est sorti à ce moment-là.
Si vous voulez en savoir plus sur le projet Epices’Centre ou visionner le documentaire, n’hésitez pas à les contacter.
Si comme l’association Ja-Viz-Ta, vous avez vous aussi un projet d’ECSI, vous pouvez peut-être postuler au PIEED en 2017 ! En savoir plus. Infos et candidatures : 01.55.86.74.41 – pieed@etudiantsetdeveloppement.org.
Pour aller plus loin
La méthodologie créée par l’association indienne VCDA (Village Community Development Association) passe par la prise de conscience, nécessaire et fondamentale à toute action de mobilisation collective. Tout l’enjeu des animateurs est d’aider ces groupes de populations opprimées à réveiller leur conscience « endormie » par le système de domination villageois. L’objectif ultime est d’élever ces personnes à un niveau de conscience leur permettant d’avoir une analyse de leur environnement libérée des conditionnements sociaux, économiques et politiques. Ce qui est très intéressant, c’est que lors de ce processus « d’élévation des consciences », l’individu au sein du collectif prend conscience de son pouvoir d’agir et de la nécessité de se mobiliser ensemble. Ces individus comprennent que malgré leurs différences – de caste, de sexe, de religion – ils ont les mêmes problèmes. L’individu prend son énergie au sein du collectif et réciproquement, un cercle vertueux se crée. Le politique – au sens propre du terme – commence à entrer dans leur vie.
Boîte à outils
Pour atteindre cet objectif, de nombreux outils sont utilisés. Il est important de comprendre qu’en fonction du niveau de conscience du participant, les animateurs vont utiliser les outils appropriés.
Au départ, il est nécessaire de créer un climat de confiance entre les participants. Un des premiers exercices est de créer des groupes restreints : chacun doit parler à l’autre de choses intimes comme s’il parlait à un ami très proche. C’est un moyen de comprendre qu’ils partagent les mêmes problèmes, les mêmes émotions. A partir de cela, ils peuvent identifier progressivement les causes de ces problèmes. Par exemple : « Ma femme est tombée malade dernièrement ». « Pourquoi ? » « Car il y avait un problème d’eau dans le village ». Les participants comprennent peu à peu que leurs problèmes ne sont pas personnels mais politiques.
Un autre moment clé est « la libération de l’expression ». Beaucoup de personnes, particulièrement les femmes, ne sont pas habituées à s’exprimer, encore moins devant un collectif. Donner son prénom est souvent chose difficile. Il est alors nécessaire de dépasser ce blocage entre la personne, le sujet et l’expression. Le son permet de faire le lien entre la personne et le sujet. Quand cette situation se présente les animateurs demandent aux participants d’imiter le son d’un animal, c’est un moyen de faire le lien entre le sujet (le participant) et l’objet (le son de l’animal). Cette situation demande au participant de penser à la façon dont il peut imiter l’animal. Il doit se positionner par rapport à ça, c’est une manière de s’affirmer. Par ailleurs, le son est tellement fort, que psychologiquement cela leur permet de commencer à dépasser un blocage interne.
Il y a également beaucoup d’outils « artistiques » : on passe par le chant ou la danse, qui sont des modes d’expressions très fédérateurs. Il y a aussi le théâtre forum, où chacun prend un rôle pour mettre en scène les problèmes auxquels il est confronté et chercher ensemble des solutions.
Un dernier exemple d’exercice que nous pouvons donner est la « jarre d’eau ». Les villageois entreposent ces jarres les unes sur les autres, dedans il y a de l’eau. C’est un élément qui fait partie du quotidien de ces personnes. Via cet objet, ils questionnent la répartition des richesses. La jarre en haut (2 %) représente la minorité de riches alors que la jarre en bas (70 %) représente la masse pauvre du pays. L’animateur pose ensuite la question aux participants : comment faire en sorte que l’eau de la plus haute jarre accède à la plus basse jarre ? Les participants répondent, en faisant un trou, ou alors en entreposant les jarres les unes à côté des autres.
[1] Éducation à la Citoyenneté et à la Solidarité Internationale